Qu’est-ce que produit la prison ?

C’est reparti pour un tour. Les gardiens sont en grève, alors que Koen Geens tente d’imposer le service minimal en prison, sans avoir réglé ni le problème chronique de la surpopulation carcérale, ni celui des sous-effectifs de gardiens. Le service minimal en prison nous semble un minimum : il n’est pas possible que pendant que certains exercent leur droit de grève, d’autres voient leurs droits fondamentaux bafoués, du fait de cette grève. Le métier de gardien devrait être revalorisé puisque si une tâche exige un service minimum, c’est qu’elle est indispensable et nécessite une rétribution à la hauteur de son utilité. Mais toute revendication a ses limites, dont celle de la dignité humaine.


[Ce texte a été propose comme carte blanche à différents titres de presse, sans succès. Nous le publions ici, n’hésitez pas à le diffuser dans vos réseaux.]

Nous ne supportons plus le sort que notre société réserve aux détenus. Qu’ils aient commis un acte répréhensible ne fait pas d’eux des chiens, des sous-hommes. Et pour l’immense majorité d’entre eux, ils ne sont pas dangereux. Nous sommes en profond désaccord avec le système carcéral actuel, qui enferme massivement (10.300 détenus en Belgique) des gens qui sont majoritairement des personnes pauvres (75% n’ont aucun diplôme), sans que la peine qu’ils doivent purger puisse prendre le moindre sens. La prison aggrave la spirale négative de l’injustice sociale. Elle ne fait pas justice tant elle est une structure fondamentalement viciée qui humilie et désocialise. L’échec de la prison est connu, et patent.

La tuerie de Liège, perpétrée par un ancien détenu des prisons de Marche et Lantin, témoigne également de cet échec : Benjamin Herman avait besoin de soins psychologiques et d’un accompagnement humain. Il ne les a pas eus. La prison aura été le lieu de l’évolution de son trouble, la rigidité glaciale du système pénitentiaire aura eu raison de ce qui le tenait au monde. Le résultat est accablant.

En réponse à ce cauchemar permanent et à ses conséquences funestes qui ont explosé une nouvelle fois à Liège, Koen Geens s’est écrié après avoir mal dormi deux nuits qu’il ne fallait pas changer la politique pénitentiaire sous le coup de l’émotion. Circulez, il n’y a rien à voir. Pourtant, qu’y a-t-il à conserver dans ce système carcéral ? Quel intérêt présente-t-il, pour qui ? Il parait qu’il permettrait d’assouvir l’appétit de châtiment social chez l’électeur apeuré par le discours sécuritaire des partis politiques. Ce serait finalement le principal argument de sa pérennité. Plus grand monde en effet ne croit qu’enfermer les gens entre quatre mur permet de les rendre meilleurs. Logiquement, un nombre croissant de pays européens changent, enfin, leur fusil d’épaule. Ils vident leurs prisons et consacrent les énormes moyens que cela libère au suivi et à la réinsertion des condamnés. Bien entendu, cela marche mieux, nettement mieux. Norvège, Finlande, Suède, Danemark, Hollande, Allemagne, le train est en marche. Koen Geens s’applique méthodiquement à le rater, tout comme les syndicats. Hormis donc le châtiment social qui agite certains esprits eux-mêmes agités par des partis comme la NVA, quel intérêt y-a-t-il à conserver la politique carcérale actuelle, qui est pourtant un échec documenté ?

Pour comprendre une politique, « Follow the money », « suivez l’argent » expliquait gorge profonde dans le scandale du watergate. Et de l’argent, les prisons en coûtent, beaucoup. Elles en rapportent donc aussi à certains acteurs. Le manque criant de transparence sur les chiffres de la prison ne permet pas de savoir combien exactement coûte l’enfermement d’une personne en Belgique dans une « prison moderne ». On peut toutefois l’évaluer à au moins 210 euros par jours [1]. Soit 76.650 euros par an. Simplement pour enfermer une seule personne. Sans accompagnement, sans plan de réinsertion, sans suivi psychologique, médical, sans rien d’autre. Un prix complètement exorbitant. Qui a deux effets économiques essentiels : ruiner la justice d’une part, enrichir les consortiums privés qui construisent et exploitent ces nouvelles prisons d’autre part.

« Follow the money ». Koen Geens prévoit sept nouvelles prisons semi-privatisées selon une formule de Partenariat-Public-Privé qui lie l’état avec des multinationales pour un quart de siècle. Dont la mégaprison de Bruxelles-Haren, la plus grosse et la plus chère du royaume, pour laquelle « il s’est personnellement engagé » nous explique-t-il. Après le passage de Koen Geens, pas de doute, la justice sera budgétairement exsangue pour des décennies et les prisons remplies de détenus qui ne pourront pas être suivis faut de moyens budgétaires. Entre les murs et les humains, il faut choisir. Koen Geens a choisi les murs.

Paradoxalement, le ministre trouve dans les syndicats ses meilleurs alliés. Au prétexte de défendre l’emploi, ils défendent également la création des nouvelles prisons et ne s’opposent pas à leur semi-privatisation. Accompagnateurs actifs de la fuite en avant carcérale, ils portent une lourde responsabilité dans cette logique qui en même temps les tue à petit feu. Investir des proportions croissantes de budget dans les murs des prisons modernes, c’est en effet de facto réduire les moyens pour les gardiens, par ailleurs toujours plus remplacés par des ordinateurs.
En plaidant pour plus de prisons semi-privatisées, les syndicats ont choisi le même côté que celui de Koen Geens, celui de l’injustice.

Un autre monde est possible, avec moins de prison et plus de justice. La conscience du caractère foncièrement vicié de la prison avance. Pour que cette conscience se propage davantage, nous invitons les lecteurs à mettre en lumière le désastre carcéral en posant partout la question : « qu’est-ce que produit la prison ? »

Des opposants à la mégaprison de Bruxelles-Haren : Jean-Baptiste Godinot, Stéphanie Guilmain, Valentine Julien, Aya Tanaka, Laurent Moulin